Tragédie personnelle et historique

« Il a été le Juif le plus haï de France »
Serge Klarsfeld
L’histoire de Bernard Natan, marquée par son ascension fulgurante à la tête de Pathé-Natan, s’achève dans une tragédie poignante, révélatrice des tourments d’une époque gangrenée par l’antisémitisme. Alors qu’il atteignait les sommets de l’industrie cinématographique, le climat de haine et de préjugés des années 1930 en France s’érige en force destructrice contre lui.
Les années 1930 seront des années sombres, où la crise économique et sociale exacerbera la montée des extrémismes. En France, les préjugés visant les Juifs, et plus encore ceux d’origine étrangère comme Bernard Natan, se propageront insidieusement. Patriote et visionnaire, il était pourtant peint dans les caricatures de l’époque comme un profiteur, un « étranger corrompu », incapable de véritable assimilation. La presse d’extrême droite, avide de scandales, le prend pour cible. Dès 1931, une campagne de diffamation sans précédent s’abat sur lui.
En cette année 1931 il adopte officiellement le nom de Bernard Natan.
Les répliques de la Crise de 1929 se font fortement ressentir dans le cinéma. Les deux géants du Cinéma, que sont le conglomérat Gaumont-Franco-Film-Aubert (GFFA) ainsi que Pathé-Natan sont successivement déclarés en faillite : Gaumont en 1934, Pathé-Natan en 1936.
La crise est telle que différents travaux sont réalisés au sein de l’Etat et notamment le rapport de Maurice Persche en 1934 et le rapport de Guy de Carmoy en 1936. Ces rapports seront les prémices de l’organisation actuelle du cinéma français.
La critique cinématographique, 31 mars 1934
Les attaques se font venimeuses. On l’accuse de malversations financières dans la gestion de Pathé-Natan. Pis encore, des allégations sordides l’accusent de produire des films pornographiques – une calomnie destinée à renforcer son image de figure immorale-. La machine médiatique et judiciaire, nourrie par l’antisémitisme, se met à broyer sa réputation et à ternir son nom. Cette campagne de haine n’épargne pas sa famille et ses proches qui doivent affronter les regards lourds et les murmures venimeux, tandis que Bernard devient l’incarnation d’un bouc émissaire. En décembre 1938, le couperet tombe : Bernard Natan est arrêté pour fraude financière. Son procès, hautement médiatisé, n’est pas un combat pour la vérité, mais un théâtre où l’antisémitisme dictait les rôles. Il est condamné à une peine de quatre ans de prison en 1939. En appel, le 2 février 1940, la peine est alourdie à cinq ans. C’est la peine maximum prévue par la loi pour les faits qui lui sont reprochés. En revanche, le nouveau procès qui lui sera fait et annoncé pour l’automne 1939 et qui devait dévoiler de nouvelles « escroqueries » n’est toujours pas programmé. Il faudra attendre l’occupation pour que ce procès ait lieu, dans des conditions iniques, avec un procès filmé et médiatisé sur ordre des forces allemandes de l’occupation en 1941.
En 1942, il voit sa nationalité française, acquise en 1921, révoquée par décret spécial par le régime de Vichy.

Voici comment il se défend, par un courrier au ministre de la Justice :
Monsieur le Ministre,
Informé par Monsieur le juge de paix de Villejuif de votre résolution de soumettre au Conseil d’État un projet de décret tendant à prononcer contre moi la déchéance de la nationalité française, j’ai l’honneur de solliciter de votre haute bienveillance un sursis à statuer et je me permets de vous exposer :
Que j’habite la France depuis 1905, que je suis marié avec une française, Marie-Louise Châtillon, née à Ambly (Meuse) depuis 1909 (soit plus de trente et un ans) et que je suis père de deux jumelles nées en 1929.
Que dégagé de toutes obligations militaires, j’ai, le 2 août 1914, contracté un engagement volontaire, que j’ai plus de trente mois de présence au front, blessé en Champagne en 1915, soigné à l’hôpital de Louvois et cité à l’ordre de la 97ème division (Général Bizot).
Que j’ai été naturalisé en 1921 comme ancien combattant.
Que je n’ai jamais appartenu à aucun groupe politique ou social, me tenant toujours éloigné de tout ce qui pourrait être considéré comme une ingérence dans les affaires du pays.
Que par contre, j’ai toute ma vie lutté et travaillé pour la grandeur du Film Français à qui j’ai fait un apport considérable, reconnu de mes pires ennemis eux-mêmes.
Que depuis 1905 je travaille pour le Cinéma et l’ai fait bénéficier de nombreuses améliorations et inventions.
Que le réveil du cinéma français date de mon énergique intervention en 1929, quand, devant la désertion de tous les chefs de notre industrie (Pathé, Gaumont, Aubert, Fournier) etc, j’ai relevé le défi américain et redressé la situation.
Que c’est à mon courage et à mon travail que l’on doit des films de : Jeanne d’Arc, Les Croix de Bois, les Misérables, les Jeux Olympiques, etc. que la véritable industrie du Film en France a été créée, que les artistes, décorateurs, opérateurs, auteurs, metteurs en scène ont fait leur école près de moi, avec moi et que c’est grâce à cette galvanisation de toutes les énergies que la France avait la première place dans le monde à la veille de la guerre.
Que c’est par mon travail de tous les instants que le Pathé-Journal devait sa vogue et l’estime des sept millions de spectateurs qui chaque semaine venaient à l’écran. De plus de nombreuses lettres d’encouragement et de remerciements ont fait ressortir les bienfaits des nombreuses campagnes d’intérêt général, et ont bien servi les intérêts du Pays. On peut citer pour mémoire « Français achetez Français », « à la gloire de la Marine Française », « Les ailes de France », « La grosse Industrie de France », « l’Artisanat français », etc.
Que de plus la famille de ma femme, née en France, dans la Meuse, à 30Km de Verdun, de Léopold Châtillon, né à Tilly (Meuse) ancien combattant de 1870 et de Joséphine Burlin née à Bar-le-Duc est de véritable souche française et que mes deux enfants, nées en 1929, ont été baptisées et ont fait leur première communion en l’Eglise des Batignolles, leur paroisse.
Par tous ces motifs, il serait, Monsieur le Ministre, juste et équitable de surseoir à votre décision afin de m’accorder le temps nécessaire pour me permettre de produire mémoires et documents justificatifs et de vous les soumettre. Je suis emprisonné depuis trois ans et n’ai rien pu faire dans ce sens.
J’ose espérer, Monsieur le Ministre, que vous voudrez bien prendre cette requête en considération et dans cette affirmative, je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de mon plus profond respect.
Signé Natan
Bernard Natan
Compte 5853, Prisons de Fresnes
Fresnes (Seine)
Cet acte du régime de Vichy lui ôte son identité juridique et le rend désormais vulnérable aux persécutions.
Le 23 septembre 1942, après avoir purgé sa peine, il est libéré, remis aux allemands par les autorités françaises et interné au camp de Drancy. Le 25 septembre 1942, il est déporté par le convoi n°37 vers Auschwitz.
Le télex réglementaire rédigé par le SS Röthke et adressé à Adolf Eichmann précisait que, dans ce convoi de 1004 personnes, figurait « le producteur de films à scandale, le juif Natan Tannenzapf, déchu de sa nationalité française par le gouvernement français ».

Dans l’enfer des camps, il trouve la mort fin 1942, la date exacte restant incertaine, mais l’horreur est certaine.
La haine a perduré après sa mort, puisqu’il est condamné :
- le 18 mai 1944 par la 8ème chambre de la cour d’appel confirme les peines prononcées en 1941… L’accusé est jugé par défaut et personne ne s’interroge sur les raisons de son absence…
- Mais également le 7 février 1949 par la 11ème chambre de police correctionnelle… Il s’agissait d’une ancienne plainte portant sur de faux bilans émanant d’un de ses nombreux détracteurs. Pourtant ces bilans avaient été jugés fiables par les syndics lors de leur rapport de faillite…
Natan n’était pas présent pour se défendre, mort 7 ans plus tôt à Auschwitz, mais est une nouvelle fois condamné « par défaut » à 2 ans de prison…
Entre temps, la Société Nouvelle, créée pour l’exploitation de Pathé Cinéma, découvre que l’actif est supérieur au passif, qu’elle a toujours été bénéficiaire, et qu’elle est en mesure de rembourser (avec paiement d’indemnités de retard) les créanciers et les possesseurs d’obligations en payant les cinq années d’intérêts non réglés…
Le destin de Bernard Natan illustre la violence de l’antisémitisme qui, en plus de détruire des vies, effaçait l’héritage culturel et les contributions de ses victimes. Longtemps, son nom fut enveloppé dans une « légende noire », où il était dépeint comme un escroc ayant précipité la chute de Pathé. Pendant des décennies, ce portrait calomnieux persistera, occultant ses réalisations majeures.
Et pourtant, Bernard Natan était un modernisateur audacieux, un pionnier qui avait compris avant beaucoup d’autres les enjeux du cinéma parlant et de la gestion intégrée de l’industrie cinématographique. Sous sa direction, Pathé-Natan avait repris vie, innovant dans tous les domaines, de la production à l’exploitation.
Aujourd’hui, des historiens, des documentaristes et ses descendants travaillent à restaurer sa mémoire. La vérité éclaire enfin son rôle déterminant dans l’histoire du cinéma français.